Savoir et Désespoir : Mémoires d'un Professeur

Savoir et Désespoir : Mémoires d'un Professeur

 

J'allais à l'école tous les jours, sous le ciel pâle, où les nuages, houppes d’ombre, allaient empoigner les astres au loin. Il y avait toujours là quelques adolescents aux allures étonnantes, la tête basse, allant et venant avec un mouvement régulier de petits dealers. D’un air méfiant, je m'y rendais fréquemment dans l'espoir d'y enseigner les sciences de la Vie et de la Terre. Au milieu de ce tumulte, les livres étaient là, et j'en saisissais péniblement les mensonges. « Boire du lait pour bien grandir » disait-on. Bien que mes disciples préférés aient déjà entendu cela, par la légère et délicieuse ivresse qu'elle véhiculait, la mahia était sans doute la seule boisson rafraîchissante qu'ils chérissaient. Quelqu'un l'avait apportée de bon matin, sous des applaudissements enjoués. Tous la huaient hardiment dans une clameur furtive, qui croissait avec la voix aiguë d'un vendeur de saucisses ambulant. Par bonds violents, les paroles de " lbakhta kya" se mirent à dansotter vainement, au milieu de l'effroyable vacarme, sans aucune considération pour ma présence. Quelques minutes avant la sonnerie, mes élèves ; d'anciens combattants névrosés, des malfaiteurs, des bandits, des voyous, des lycéens le jour-vendeurs de drogue la nuit, s'étaient relevés de cinquante dans une mêlée effrénée, frêles comme des chants d’hiver, défiant le chahut qui les entourait….



Je n'enseignais qu'avant l'arrivée de l'inspecteur et des conseils de classe ; c'était un enchaînement sans fin de désillusions, des heures perdues à ne rien dire, dans des conditions de travail précaires. Puis vint le cataclysme d'une crise éducative, juste au moment où tout espoir s’était dissipé, jusqu’aux horizons effacés. L'indifférence était telle chez moi, que, les progrès menaçants de ces vauriens ne m'intéressaient plus. Absolument plus. Il devenait même certain que la logique triompherait d'un pas assuré, poignardant mes cœurs éreintés de grandes tapes estomaquées. Ces pseudo-élèves connaissaient parfaitement le processus de fabrication d'une bière : de l'orge, du houblon, une pincée de levure et quelques centilitres d'eau, mais ignoraient tout de la grammaire, de la conjugaison, et surtout des bonnes manières. Il aurait fallu prêter à ces jeunes, toute une attention utopique, dont je ne disposais plus. Hâlé par la fatigue, je n'avais goût à presque rien, dans un grand frisson. Certains de mes élèves balbutiaient lorsque je les questionnais, et aucun ne savait répondre, tous prétendaient comprendre, dans un grand malheur. Personne. Seuls les moins alcoolisés parlaient avec un ton léger, les yeux à moitié fermés, tandis que les autres, déambulaient enivrés, à droite et à gauche, dans une file maladroite. Peu à peu mes attentes se dissipaient au loin, telles des ombres enragées, s’enfuyant vers les abîmes d'Hadès, emportées par un tourment incessant. Ces enfants s’étaient noyés, à jamais, dans les abysses ombreuses, noires. Noires et infinies….

 

Ces malencontreux demeuraient perdus et indignes d'un avenir, faisant partie d'une génération dont la misère risquait de les transformer en gredins, vivant avec à peine quelques dirhams par jour, déjà confrontés à leurs premiers démêlés avec la justice. Celui-là, Karim, avec ses yeux abattus et blêmes d’émotion, avait tenté de poignarder son professeur de mathématiques, l’insultant de "mkelekh"-- idiot. La rancune de ce professeur, qui gérait six classes en même temps, ne portait que sur le système éducatif, sur ce métier pénible exercé pour une somme dérisoire, et sur son divorce avec sa troisième femme. Pourtant, il se résignait à abandonner toutes les charges contre Karim, conscient que le jeune homme luttait contre l’espoir de sortir sa famille de la misère, un jour. Au milieu, le jeune Badr, s'affaiblissait de jour en jour à cause des benzodiazépines. Il ne lui restait que la force d’un regard vide, un instant figé dans l’oubli, pour s’assurer qu’il était encore là, comme une pénombre errante, perdue dans ses rêves estomaqués, dont il ne pouvait plus se réveiller. Celle-là, Farah, du haut de ses quinze ans, ainsi acculée par la pénurie, furetait les buissons éloignés et les ruelles obscures pour y effectuer des passes, au milieu d’une foule hostile qui l’injuriait. Un argent de plaisir, de nécessité, si rapidement gagné, mais tout aussi vite déboursé. Sa camarade, Hasna, plus âgée, assise au dernier rang, s’empara d’un vieil homme riche qu’elle ne voulait plus quitter, fascinée par sa fortune, tandis que son cœur tourbillonnait dans un maelström d’amertumes et de désillusions. Il régnait, dans la petite raffinerie, une ombre de secrets et de tourments bien plus caverneux que ce qu’on aurait pu imaginer d’une bande d’adolescents dissipés, emportés d’un bloc par une colère rougeâtre, comme un ouragan déchainé que plus rien ne semblait arrêter….


Il tombait, depuis la veille, une pluie torrentielle. Par ces temps embrumés et gris, l’abîme de mes réflexions, au fond de ma conscience ternie, était d’une mélancolie affreuse, comme si les larmes de Poséidon s’écrasaient sur ma peau pâle. Mon visage brûlant, inondé de larmes, me faisait sentir victime de mon propre destin. Ayant perdu foi, ne souhaitant plus enseigner, j'avais décidé de démissionner à jamais. À quoi bon rester dans ce milieu malsain ? Comment pourrais-je, dans ce monde peuplé de chimères et de fureur, redresser ces êtres martyrisés en hommes respectables, porteurs de respect, de raison et de l’honneur d’Athéna ? Je me rendis alors chez notre directeur, toujours vêtu de sa blouse blanche, tel un médecin des âmes damnées, le pressant de propositions pour tout réformer. Cet homme, grisé par l’admiration du public, ne put que me conseiller de cultiver quelques heures dans le secteur privé, comme la majorité de mes collègues, et de recourir à la force et aux injures pour corriger ces pauvres gavroches.
 

 

Quelle étrange façon d’éduquer, et d’assumer ses responsabilités, comme un Zeus indifférent à la souffrance de ses mortels. Finalement, ces victimes n’étaient-elles pas mes disciples, au cœur vantard, battus par la tempête noire à tout rompre ? Alors, en moi, surgit une brusque pulsation, un effondrement de tous mes préjugés, de toutes mes volontés, de l’échafaudage laborieux qui, depuis tant d’années, soutenait fièrement mes résolutions et mon sermon de professeur de plusieurs générations. Je pensai d’abord à moi, à mes deux enfants ricanant à la vie, à ma tendre épouse, puis à cette vérité qu’on m’avait un jour révélée : "Un professeur influence l’éternité, il ne peut jamais dire où son influence s’arrête." Et là, dans le tumulte de mes pensées, je crus entendre les murmures des cieux :

 

Et là, dans le chaos de mes pensées,
J'entendis les murmures déchirants des géhennes,
Ils imploraient ma rédemption,
Une litanie d'ombre et de lumière, pour l'éternité…

 

 

À nos professeurs, gardiens des savoirs,
À la jeunesse, moteur du changement,
Aux âmes égarées,

Aux oubliés

 





 

 

 

 

 

 

Commentaires

  1. Une plume très intelligente ! J'ai beaucoup apprécié la fluidité du récit/monologue qui nous invite à plonger dans les méandres de la vie de ce professeur blasé, mal dans sa peau ! Le quotidien mêlé aux figures de la mythologie s'élève au rang de la réflexion philosophique.

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