La mer des oubliés
Je marche, seul, sur cette étendue de sable morne,
humide, fendue de sillons d’algues mortes, sous une nuit d’automne sans
étoiles. Il n’y a pas une étoile. Aucune. Le ciel blême s’est vidé de toute
lumière, comme s’il voulait souffler aux éternités sa pénitence silencieuse, à
jamais. L’air est lourd. Le vent, âpre et salé, insuffle par bouffées, chargé
d’anathèmes et de tourments. Devant moi, la mer s’ouvre comme un gouffre muet,
vaste et impassible, une bête noire couchée vers l’infini, avaleuse d’âmes, insatiable.
J’attends. Nous attendons tous. Les uns
recroquevillés, les autres debout, le regard absent. Le passeur est là,
silhouette indistincte, à quelques mètres, figé sous l’unique œil d’un
projecteur suspendu dans l’obscur. Il n’a pas encore donné l’ordre. Mais il le
fera. Il finit toujours par le faire. On dit que des centaines d’âmes
tourmentées ont péri ici, dans ce même couloir d’eau noire, happées par les
vagues, broyées par les fonds, engloutis dans un laps de temps. Je n’ai pas
besoin qu’on me le raconte. Je les entends aujourd’hui. Des gémissements, des
vociférations, des pleurs d’adolescents, étranglés dans l’écume de
leurs désespoirs. Ou alors, ce sont mes propres démons. Je ne sais plus. Ces
voix, je les porte en moi constamment. Elles rampent, griffent, hantent chaque
repli de mes entités. Depuis des mois. Des années peut-être. Elles ne dorment
jamais…Suis-je devenu fou ? Oui. Je le sens. Je le sais. Said me le répète
souvent, avec son rictus d’homme résigné : « Toi, mon frère, tu n’as pas toute
ta tête. »
Puis, soudain, l’ordre tombe. Sèchement. Comme une
corde qu’on jette dans un abime profond. Une injonction sèche, un claquement,
sans âme. Le passeur dont je ne connais même pas son nom, me désigne, d’un
geste brusque, presque violent. D’un pas troublé, vidé de volonté, je monte à
bord délicatement. Armé de mon sac en plastique, ce pauvre cercueil de fortune.
Dedans : une chemise froissée, une bouteille de vin à moitié vide, deux livres
de philosophie tachés de sauce et une photo de mon chat. Rien d’autre. Ce sac,
c’est ma mémoire. Il pèse peu, mais il contient toute mon amertume. Nous sommes
une dizaine sur l’embarcation. Des ombres recroquevillées. Des êtres déjà usés,
laminés par le destin, poussés là comme des débris au bord d’un torrent, sans
fin. Je ne sais rien d’eux. Mais je sais que nous sommes les mêmes. Tous jetés
hors de nos vies, tous réduits à cette seconde d’attente, entre un monde perdu
et un autre que personne ne nous a promis.
Certains se reconnaissent, échangent à voix basse des
souvenirs, des adieux qu’ils n’ont pas pu dire, des enfants qu’ils
n’embrasseront plus. D’autres gardent les yeux fermés, les lèvres tremblantes,
et fredonnent des airs de Hasni ou de Mami, comme on murmure une dernière
prière.
Et moi ? Moi, je suis calme. D’un calme bleuté aux
géhennes de mes désespoirs. Il n’y a plus rien en moi. Ni peur. Ni attente.
Plus même de désir. Je suis un squame vide, un homme déjà à moitié dissous. Je
ne ressens rien. Rien. Et c’est peut-être là l’abîme : cette absence même de
douleur. Je me dis parfois que ma famille comprendra. Un jour. Peut-être. Mais
je ne manquerai à personne. Sauf, peut-être, à mon chat, qui miaule toujours au
matin. Peut-être aussi à mon vieux voisin Karim, ce pauvre hère qui venait
pleurer ses disputes avec sa femme sur mon seuil. Et Yamna….
Yamna… Elle ne sait pas. Elle ne saura jamais. Et
pourtant, elle est là, partout en moi. Elle me hante plus que mes chagrins. Je
ne lui ai jamais parlé. Jamais osé. Mais c’est son visage ; ce visage
poupre et tendre que je serre contre mon cœur, là, dans mes souvenirs suants et
fébriles. Elle est mon adieu. Mon cri étouffé. Mon seul et dernier amour. Je
pleure avec elle. Oui. Des larmes épaisses, noires, indignes. Je sais que ce
que je quitte ne reviendra jamais. Je change de langue, de chair, de monde.
Tout sera différent. Tout sans ma Yamna…
Le moteur tousse, un râle mécanique, puis rugit comme
une bête qu’on réveille doucement. Le zodiac s’ébranle, gémit sous les
secousses, comme s’il savait déjà qu’il transporte des inguérissables. Le
voyage commence. Lentement. Sordidement. Un voyage sans retour. Un voyage qu’on
ne raconte jamais, sauf à voix basse, entre deux verres de mahia, les yeux
fuyants, les cœurs amers. Les femmes crient. Le vent leur vole leurs cris, les
disperse sur les vagues. La peur sillonne leurs êtres et transcende leurs âmes.
Elle suinte de nos pores, elle coule entre nos jambes. Elle colle partout,
petit a petit. Elle nous englue dans une sueur de fin du monde. Je fais
semblant de ne rien entendre. Je fixe l’eau noirci. Je compte les requins dans
ma tête. Pourquoi pense-t-on toujours aux requins en mer ? C’est absurde. Il
n’y en a pas ici. Pas ce soir. J’espère. Mais au fond…Est-ce que ça changerait
quelque chose ?
Le zodiac fend l’eau comme une lame aiguë, sans grâce
ni hésitation. La mer est basanée, raboteuse, d’une opacité presque
douloureuse. L’horizon s’efface délicatement. Il n’y a plus de direction. Plus
de cap. Juste le vacillement aveugle du moteur, sa toux d’acier, ce râle
continu, comme un soupir échappé d’un condamné à mort. Le sel m’écorche les
narines. Il me pique les yeux, me croque la gorge. Mes lèvres sont fendillées,
ouvertes comme des plaies, mâchées par le froid et l’attente. Le vent nous
laboure la peau, un vent dur, sale, gorgé d’histoires mortes. Le froid
s’infiltre, se glisse dans les moindres interstices de nos corps à demi nus,
fatigués et humiliés par la vie. On est collés, peau contre peau, chair contre
os, entassés comme du bétail voué à l’égorgement. Personne ne parle. Les
souffles sont courts, déchirés. Ce n’est pas le silence du sommeil : c’est
celui de la survie. Une attente qui vibre sous la peau, tapie dans les veines,
prête à exploser d’une seconde à l’autre. Un bébé pleure. Un pleur chétif,
étouffé. Sa mère tente de le bercer, maladroitement, les bras tremblants, vides
de cette tendresse qu’elle a perdue quelque part entre le dernier pays et ce
radeau d’agonie. Le passeur grogne une injure en dialecte, sèche, brutale. Il
ne veut pas de bruit. Pas de vagues. Rien qui puisse réveiller les radars, les
chiens, les dieux. « Vous n’existez pas ici, vous n’êtes personne »,
répétait-il tout à l’heure, sans ciller. Et nous avons acquiescé. Nous ne
sommes rien. Moins que rien. Que des ombres tourmentées dont personne ne veut….
Je regarde autour de moi d’un demi regard. Les visages
sont cireux, exsangues, déformés par l’angoisse. Les yeux brillent, fiévreux,
comme ceux des mourants en phase terminale. Une femme prie à voix basse, ses
lèvres desséchées s’agitent sans qu’aucun son ne parvienne à naître. Plus loin,
un homme vomit entre ses genoux toute sa désolation. Une gerbe tiède, acide,
qui se mêle à l’eau salée déjà infiltrée dans le fond du zodiac. L’odeur monte,
épaisse, écœurante, une puanteur d’estomac et de mer, qui ronge mes afflictions
encore plus….
Et moi ? Je reste là. Immobile. Fixe. À regarder les
vagues. À chercher dans leur obscurité la forme incertaine d’un visage : celui
de mon amour perdu. À regarder ce néant mouvant, à espérer une réponse que je
ne formulerai jamais. Il n’y a rien, pourtant. Rien que cette mer noire, ce
gouffre liquide qui se moque de notre misère. J’y pense, à Yamna. Encore.
Toujours. Son regard, sa voix, ses lèvres pleines comme des fruits d’été. Elle
n’a jamais su lire en moi. Mais ce soir, peut-être, quelque chose transcende
son âme qui m’appartient déjà. Une douleur. Un vertige. Un pincement au cœur au
moment exact où je meurs dans le sien….
Le moteur tousse une deuxième fois. Il se racle la
gorge comme un vieillard qu’on oblige à se lever. Il se garrotte. Il repart.
Puis un silence. Morne. Suspendu. Une note grise dans l’immensité noire de
cette étendue. Un gémissement fend l’air. Le passeur lève la main droite. Tous,
d’un même mouvement, nous figeons notre respiration, comme pétrifiés. Là-bas,
une lumière. Scintillante. Tremblante. Peut-être un phare. Peut-être un
patrouilleur. Peut-être un mensonge. Peut-être la fin.
Ils attendent. Le souffle suspendu. Moi, je ricane.
Oui, je ricane. Un rire sec, sans couleur. Un ricanement qui sort tout seul,
comme un hoquet de douleur. Le temps se distord. Chaque seconde tombe avec la
lourdeur d’une goutte d’arsenic dans l’estomac. Je sens mon cœur battre dans
mes tempes, dans mes doigts engourdis, dans mes gencives gonflées. Une panique
froide, nette, monte. Je la retiens. Je la broie. Je suis devenu un roc. Un
noyé debout. J’attends. Encore.
Et soudain, une vague. Haute. Inattendue. Une muraille
d’eau. Le zodiac tangue, gémit. Les cris éclatent. Une femme bascule. Un homme
la rattrape au vol. L’eau jaillit sur nous, comme un baptême cruel. Le passeur
nous gronde puis hurle, cogne du talon pour rétablir l’équilibre. Une autre
vague. Puis encore une. Le ciel descend sur nous comme un couvercle de
météorites. Le vent hurle, une bête à la gorge tranchée. Et nous, pantins,
pitoyables, pendus à cette coque de plastique, nous tenons là, perdus dans la
gueule du monde, minuscules, ridicules, comme des prières jamais exaucées.
Je me penche en avant subitement. L’eau fouette mes
paupières et ma respiration. Et dans la mer, je vois une silhouette. La mienne.
Ou peut-être celle d’un spectre. Un reflet pâle, flou, que je ne reconnais
pas…Il me fixe. Longuement. Immobile. Et il me dit, d’une voix que seul mon
cœur peut transcrire :
Ton nom me hante, embûche d’absente,
Ton regard, déluge sur mes mémoires.
Je t’emporte ce soir, Yamna, essence qui saigne,
Jusque dans les entrailles de l’eau qui réclame mes déboires...
« La douleur de l’amour est la blessure la plus
profonde, car elle est infligée par la lumière même qui nous a illuminés. »
Khalil Gibran

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