Chroniques d'un diplômé

 

Au milieu des champs de chanvre, je marchais délicatement dans les ténèbres obscures où j’ai été plongé toute une vie. On entendait les tiges de cannabis s’arracher, sans un heurt, dégageant ainsi une fraicheur doucereuse où se mêlaient des parfums suaves dont nul ne saurait décrire la composition. Et, à mesure que j’avançais adroitement au milieu de nulle part, la route que je sillonnais quotidiennement me semblait plus étroite, très obscure, contraignant d’un souffle pourpre mes fleurs de chanvre, d’une tristesse morose, à se plier brutalement. Et dans un silence ballotant, le cannabis me barrait la vue, comme les arènes de l’olympe où s’affrontèrent les dieux d’une aliénation démesurée, à couper le souffle. La clarté verdâtre des glèbes, poussait parfois mes esprits à la folie, sous la pesanteur d’une nuit profonde, maculée de surprises. Une folie emplie d’un soupir morne. Un soupir peut être rouge. Parfois bleuté mais gorgé de regrets, loin des regards….

 

Aveuglé par la lueur d’un ciel blême, terni, sans étoiles, je n’arrivais plus à marcher sur une longueur de plus de cent mètres. L’épuisement, la faim et les hallucinations s’emparaient de mes esprits suppliciés, suffoquant ainsi mes sanglots d’un grand frisson rouge. Rouge et ensanglanté. Comment en suis-je venu là ? Comment ? Du haut de mes vingt-huit ans, jamais je n’avais su comment j’en été arrivé à cette situation. Jamais. Tout pourtant s’y accommodait depuis ma tendre enfance, j’ai grandi dans la brutalité de la misère, d’une tristesse aigrie qui troublait même les âmes les plus accablées. Jamais je n’avais trouvé de travail, malgré une licence en littérature arabe. Jamais. Assourdi par les murmures de mes afflictions, j’affectais une flânerie désintéressée, soupirant hardiment, guettant avec une pensée furieuse qui me taraudait l’esprit : je n’avais pas de quoi nourrir ma famille. Pas un dirham. Aucun. Craignant de faiblir dans cet état pitoyable, après de nombreux échecs ternis par l'injustice, j'avais choisi de plonger dans les ténèbres d'Érèbe et de travailler pour les narcotrafiquants de la région, dans un léger frisson. 

 

Cependant, j’espérais toujours disparaitre un jour, sans nul souci du lendemain, ainsi qu’une brume éphémère, perdue dans les aléas d’un printemps maudit. Armé d’un petit couteau, je séparais les trichomes de la plante de cannabis puis je la conditionnais en petites barrettes. Avec le bruit intolérable de leurs grandes voitures, des hommes achetaient toute notre marchandise, sans un mot, puis traversaient à vive allure des champs sans fin de chanvre, nus, où les mortels ne pouvaient s'y rendre…

 

Sans qu’on s’arrêtât, Mohcine criait des ordres, il organisait notre petit réseau, servant d’intermédiaire entre les travailleurs et ses patrons dont il ne parlait jamais ; aussi lui arrivait-il parfois de s’occuper particulièrement de la distribution. Mohcine était parmi ceux qui s’enrageaient rapidement, balayant tout sur son passage, sous une poussée de colère noire. Noire et meurtrie. Peut-être avait-il cru tous nous faire peur. Ou peut-être avait-il peur de que tous ces hommes, indignés, se soulèvent contre lui, un jour ? Les plus jeunes, aux traits fins, transportaient, dans une confusion absolue, dominés par l’inquiétude, quelques sacs dont les ouvertures étaient scellées. Yasmina, la seule femme parmi ces brutes, d’une beauté captivante, s’obstinait à travailler plus que les autres, pour qu’on ne lui fie aucun mal. Elle ne se plaignait jamais, et ne prononçait aucun mot. Aucun. Cela me désespérait, de la sentir si près de moi, affligée, accablée sous ses airs de prêtresse. J’ai cherché vainement à travers ses petits yeux, noyés dans le déclin, et où découlait le sens de ma vie. Oui, toute ma vie. Était-ce l’amour, me secouant brutalement ainsi qu’un poète perdu à ses heures de gloire ? J’ai beau savoir que je périrai demain, il me suffit de contempler son visage poupin, aux traits enfantins, pour embrasser la vie d’un grand sourire...

 

C'était là ce qui emplissait mon cœur : mon amour pour Yasmina, à en faire crouler les pierres, ce qui dérangeait visiblement Mohcine ; qui voyait en cette romance infâme un moyen de pression. Pendant des jours, il me plongea dans une fièvre de conflits incessants avec certains narcotrafiquants, me traitant comme un gibier à l'affût des dangers, empoignant ainsi mes afflictions dans un tourbillon de tensions et de menaces. Dans cette chasse coriace, je prodiguais plusieurs kilos par semaines à des rabatteurs, voraces, dans un vaste terrain abandonné à Larache, planté de colas. Lorsque leurs dettes devenaient impayables, je devais les kidnapper, un par un, sans pitié, puis les renvoyer bleus de coups jusqu’à ce qu’ils disparaissent, au loin. Adil, ce quadragénaire au regard vide, s’était fait le bras armé de mes déboires, devenant à chaque fois plus impétueux, plus belliqueux. Sa main tremblante, cajolait leurs hurlements désespérés, au milieu de tant de douleurs dont jamais il n’arriverait à s’affranchir. Jamais. L’indifférence était telle, que plus rien n’avait de sens. Plus rien. Comme si ma raison d'être s'effritait dans les méandres de mon aliénation, transperçant mon âme mourante, de toutes parts, pour l'éternité….

 

Ainsi, grisé de colère, soûl, au milieu d'une jungle qui me cahote d'un frisson rouge, je rêve de brigandage, de drogue, et de tromperie. Autant valait-il croupir en prison d'un coup, si l'on devait continuer à souffrir en silence, de faim et d'injustice. Je suis certes un poète à ses heures de gloires, mais en escroqueries burlesques, en soustractions despotique, et en malversations criminelles. Qui mieux qu'un poète peut parler de son art ? J'ai substitué mes ferveurs pour Taha Hocein,Naguib Mahfouz, Ahmed Amine, et Proust contre les péripéties des 1001 bandits, par un léger souffle de printemps. Pourquoi la vie est-elle ainsi faite ? Une secousse terrible emporte mes allures d'artistes, et mes esprits de poète perdu, au loin, vers l'horizon de la liberté, l’espace d'un instant....

 

Le courage, c’est l’art d’avoir peur, sans que ça paraisse. Pierre Véron

 

Aux poètes damnés,

Aux oubliés,

 

Yamna



 

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