Les chroniques d'un Diplômé Chemkar




Aujourd’hui, j’ai dépensé 100 dirhams. Il m’en reste soixante. La nuit se déversait en volutes d’ébène, noyant ainsi ma pauvreté sous un voile obscur et morne. Je n’ai pas assez de volonté pour attaquer les gens dans la rue et leur soutirer de l’argent, même dans un demi-vertige. Est-il honnête, chaque fois que la faim m’étreint avec force et que mes entrailles s’entortillent, de périr dans l’ombre pour protéger les coffres des véritables scélérats ? Je suis déchiré par ce dilemme cruel qui me tourmente sans relâche, mais pour une fois, je choisis d’entrevoir les lumières d’Apollon. Finalement, j’ai de quoi embrumer mes pensées avec quelques joints, bien que l’on murmure que le cannabis pourrait accroître sévèrement les risques de troubles mentaux. J’ai encore le luxe de savourer quelques bols de soupe aux fèves sèches à la médina, chez Saïd, en espérant que cette potion décrasse mon foie des péchés accablants. Je pourrais me délecter de quelques chopes de Mahia chez « Hamid le pharmacien », où les échos de mon cœur valsent avec l’amertume de mes nuits tourmentées. Les tercets de « Dima Nhebek jamais nssak ya omri» résonnent en moi hardiment, rappelant des souvenirs gravés, des instants de bonheur fugace au milieu du chaos. Chaque gorgée devient une mélodie, une tentative d’apaiser les afflictions d’antan, tandis que l’air s’emplit des parfums de mes nuits qui agrippent mon âme damnée, d’un grand pas. Dans cet abîme terni, les ombres s’accrochent à moi, inextricables et pesantes, tels des démons de minuit. Chaque essai pour les éloigner me replonge encore dans cette désillusion que je rêve de transformer en lumière, un éclat d’espoir que je poursuis, mais en vain. Hélas, au fond de mon être éreinté, l’écho de mon infortune persiste, résonnant comme un refrain obsédant de Hasni, rappelant les chagrins d’une existence piètre, un chant mélancolique qui hante mes nuits à jamais :

 

La vie m'a dénaturé si hardiment que je ne m'en attriste plus. Je loue une petite chambre insalubre dans un hôtel crasseux, au milieu d’un flot de vauriens, où les jouvencelles du coin y entraînent leurs proies, sans aucune hygiène. Les uns après les autres, à ne plus s’entendre. Des morceaux de pain, à moitié pourris, traînent encore sur mon lit, et, au milieu, quelques bouteilles de bière vides s'accolent au parfum saumâtre de mes vieux sous-vêtements. Mes parents à Ouarzazate, ignorants de ma réalité sombre, croient que je suis professeur de lycée, tandis que je vends des brins de tabac noir au gramme, sans pour autant être ce dealer repoussant les adolescents à une consommation démesurée, les entraînant malgré eux au-delà de leurs limites, vers des fatalités qu'ils n'ont choisies que sous la contrainte d'une vie dévoyée. À la fin du mois, je leur envoie mes économies, espérant ainsi mériter le titre de "Lmerdi", glorifiant des décisions prises dans un moment de folie parmi les hommes. Dans notre société prétendument éclairée, la littérature classique, par la beauté de son style et l’harmonie de ses phrases, nourrit les esprits, mais ne parvient pas à éveiller l’ambition d’une jeunesse égarée, frayée par le regret. Malgré mon diplôme en littérature française, je suis toujours dans l’incapacité de régler mon loyer et de rembourser mes frais médicaux, submergé par une rancune muette, résonnant de tonalités que je ne comprends pas. Absolument pas. Par intermittences, au milieu de cet océan de désillusions, je soumets ma candidature pour un emploi au sein d’un journal indépendant, une maison d’édition, ou même une laverie, mais mes efforts restent vains. Les réponses que je reçois affichent invariablement la même formule, une sentence glaciale qui pèse lourdement sur mes esprits suppliciés, dans une grande indifférence : "Votre profil ne correspond pas exactement à celui que nous recherchons."

 

Petit, je riais d'insouciance jusqu'aux premières lueurs de l’aube, rêvassant librement comme une colombe. J’aimais transcrire mes réverbérations sur du papier peint, sous le crépuscule de minuit. J'aimais décortiquer les antithèses de Victor Hugo sur les tercets de Hasni. J'aimais épeler les proses poétiques, droites et rythmées, où mes ambitions allaient souffler les étoiles, au loin, dans une obscurité morne. Une sorte de fièvre me taraude l'esprit chaque fois que je me remémore ces souvenirs acerbes. Ils se révèlent avec une clarté troublante, me plongeant ainsi dans une nostalgie doucereuse, une quête d'un temps révolu où chaque instant semblait chargé de promesses, sans lendemain. On me disait que j'écrivais parfaitement et qu'avec ça, c'était sûr, je réussirais un jour dans la vie. Pourtant, le seul texte que j'avais réussi à écrire n'était qu'une simple lettre de suicide, rédigée dans un geste de folie improbable de bon matin. Peut-être qu'un jour, je deviendrai romancier ou poète. Enfin, je serais grand ! Dostoïevski avait bien raison : Vivre sans espoir, c'est cesser de vivre…

 

Depuis quelques mois seulement, j'ai un emploi stable dans un restaurant français aux saveurs marocaines où l’arôme du safran se mêle parfaitement au bœuf bourguignon. Toutefois, si l'on voulait y manger, il fallait travailler naturellement les dimanches, et les jours fériés. Mourad, mon patron est un homme d'affaires douteux, à peine capable de déchiffrer les additions. Ses idées, bien que bonnes, se mêlent à une arrogance palpable, et il ne s’enivre que de champagne, ce breuvage prestigieux, tout en lançant des regards obliques, comme s’il scrutait les âmes de ses convives, d’une curiosité malsaine. J’occupe un poste des plus fascinants, la foi inébranlable d’une taupe hémophile, les mains souillées par la routine. J’ouvre avec délicatesse des bouteilles de Merlot rouge, sous les regards pesants de députés potelés, leurs bras enlacés autour de jeunes jouvencelles. Ils critiquent avec emphase la température du vin, leur voix aigüe se perdant dans un air de désolation. Je découpe avec soin du magret de canard laqué pour ces incultes à l’haleine fétide, qui le prennent pour un poisson trop cuit, ignorant le raffinement qui leur échappe. Je propose péniblement des desserts à de petites bourgeoises boulimiques, leur crâne dur comme l’acier, persuadées que les calories finiront par les trahir. Je mendie quelques dirhams à des touristes esseulés, dans un appel désespéré à un geste de générosité, en m’obstinent hardiment. Je recommande avec une habileté feinte, l’estomac en vrac, du homard à peine frais à des clients du Golfe, qui, impertinents, réclament le numéro de jeunes filles attrayantes. Je reçois avec un sourire feint des groupes étrangers, majoritairement asiatiques, à qui je falsifie les factures, ajoutant charges et couverts dans l’ombre de ma désillusion. Chaque geste est un acte de survie, un déhanchement entre l’absurde et le tragique de ces rencontres éphémères qui suffoquent mon âme damnée, d’un grand pas….

 

Dans ce monde où l’argent règne en tyran, son absence fait surgir toutes les craintes, brouillant les horizons et alimentant les spectres de mon âme. Depuis des semaines, je côtoie Farah, une jeune serveuse d’un restaurant italien, au teint pâle, à la grâce délicate. Au fond de moi, je pressens qu’un jour elle s’éloignera, découvrant l’étendue de ma misère. Que faire ? Je l’aime assez pour braver les murmures de cette société oppressive, pour jouer avec les méandres de son esprit troublé, cherchant désespérément des issues dans ce labyrinthe noir et obscur. Mon cœur, tel un navire chaviré, s’accroche à l’espoir, même au milieu de cette lutte acharnée, persuadé qu’un amour véritable peut briser l’enchevêtrement de toutes les barrières. Ainsi, il m’arrive de dérober de la nourriture pour la cacher soigneusement dans mon réfrigérateur, espérant lui préparer un festin digne d’un chef étoilé. Je troque des bouteilles de vin contre quelques grammes de hasch que je revends à prix d’or, espérant ainsi économiser pour lui offrir un parfum. Parfois, je ramène des femmes pour satisfaire les caprices de mes clients étrangers, échangeant quelques centaines de dirhams pour un peu de répit. Chaque geste, chaque manœuvre, est un pas dans l’ombre, un jeu dangereux entre amour et survie, un équilibre précaire sur le fil d’un désespoir âcre où plus rien n’a d’importance. Je navigue, affligé, aspirant à ce qu’un jour, Farah puisse voir au-delà de ma pauvreté, déceler la flamme ardente qui brûle dans mon cœur éreinté au milieu des cendres de ma pauvreté à tout jamais….

 

Ainsi, grisé de colère, soûl, au milieu d'une jungle qui me cahote d'un frisson rouge, je rêve de brigandage, de vol, et de tromperie. Autant valait-il croupir en prison d'un coup, si l'on devait continuer à souffrir en silence, de faim et d'injustice. Je suis certes un poète chemkar à ses heures de gloire, mais en escroqueries burlesques, en soustraction despotique, et en malversations criminelles. Qui mieux qu'un poète peut évoquer de son art ? J'ai substitué mes ferveurs pour Rimbaud, Rousseau, Baudelaire, et Proust contre les péripéties des 1001 bandits, aspirant à l’infini au gré d’un souffle d’automne. Pourquoi la vie est-elle ainsi faite ? Une secousse emporte mes rêves et mes chimères, tandis que l’horizon de la liberté se dérobe, insaisissable. Le temps s’étire, un fil tendu entre désespoir et désir, et je m'abandonne à l’angoisse, le cœur lourd, en quête d’un instant de clarté dans ce monde de ténèbres : 

 

Dans ce tumulte, je scrute, ô sa lueur,
J'ai troqué ses rêveries, mes ferveurs,
Pour Rimbaud, Rousseau, Baudelaire,
Et Proust, au gré d'un automne en déchirement,
Grisé de colère, sous mes faux masques,
De vaurien, de bandit, je me laisse emporter,
À tout jamais et pour toujours....

 

 

Aux oubliés, 

À Badr, le personnage qui m’a inspirée cette histoire


 




 


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