Los Locos

« Tu sais, si tu recommences, je te saigne comme un porc », murmura mon père, exaspéré. Mon père ne savait rien. Absolument rien. Il préférait croire que tout irait bien, car son esprit se fermait dès qu’il tentait de comprendre mes maux. Puis, avec la gravité d’un philosophe raté, il conclut : “La pauvreté n’oblige pas à voler. J’ai travaillé comme gardien de voitures pendant trente ans. J’y ai sué sous le poids de la misère et de la pénurie, et je me suis juré de rester honnête, jusqu’à ma délivrance. Hélas, je n’ai plus la force pour ce métier, mais je trouverai autre chose… bientôt.” Un instant, il sembla avoir le désir violent de me serrer dans ses bras, mais il comprit que rien ne changerait vraiment dans cette pièce étroite où nous dormions, mes frères et moi, et où traînait un parfum déplaisant de résine de cannabis. Il recula pesamment, le dos courbé par la fatigue, et referma la porte avec une lenteur infinie, comme pour ne pas troubler le silence lourd de la misère qui pesait sur la pièce. Peut-être revoyait-il confusément, au fond de mes illusions foncées, le courage qu’il n’avait jamais su avoir…

 

Est-il vraiment possible d’en être réduit à cette panade héréditaire, ce patrimoine morne, transmis de père en fils, tel un poison insidieux qui se faufile à travers les générations ? Cette existence dénuée de couleur, où chaque souffle est alourdi par le poids d’un héritage accablant, où l’espoir s’évanouit dans la grisaille d’un quotidien sans fin. Chaque jour, les lentilles bouillonnent dans une marmite d'eau rouillée, un plat indigeste que ma mère qualifie de remède pour l'anémie, comme si l’absurde pouvait réparer notre condition. Le pain rassis, à peine comestible, trempé dans un beurre volé à notre grand-mère, constitue le maigre réconfort de notre goûter, un débris de bonheur dans ce quotidien accablant. Et, désespérément, plus rien à vendre, pas même des organes, tant la misère s'est immiscée dans chaque recoin de notre corps. Un matin, du haut de mes dix-huit ans, j'ai décidé de quémander de l'argent dans un marché d’où jaillissait une odeur pénétrante d’oignons, flottant dans l’air comme un parfum de désespoir. Les grossistes, ces tyrans du négoce, dont le moindre kilo de fruits aurait pu nourrir notre famille pendant des jours, se montrèrent d'une cruauté inouïe. À coups de bâtons, ils me repoussèrent vers le trottoir, dans un silence acariâtre. D'autres, cependant, bienveillants en apparence, me jetaient quelques dirhams, pris d’un élan d’indignation vengeresse, hurlant qu’un jeune homme comme moi ne méritait pas de mendier. Oui, ce garçon si jeune et si vaurien, doté d'une intelligence sans scrupules, à la clairvoyance teintée de pessimisme, ne méritait pas de mendier. Absolument pas. À quoi bon, finalement, quémander quelques dirhams pour les dépenser en légumes et en cigarettes ? 

 

Désormais, il ne me restait que les bourgeois des beaux quartiers, où des haies verdoyantes s’étiraient à l’infini. Surtout devant les cabarets, où la foule débordait, la queue s’allongeait jusqu’au pavé, envahissant l’espace tel un flot tumultueux. Là, des voitures luxueuses stationnaient, presque impossibles à voler, tandis que de belles femmes, parées de bijoux scintillants, valsaient entre elles, évoluant dans une atmosphère de débauche et d’insouciance. Leurs rires éclatants et leurs éclats de voix résonnaient dans la nuit, créant un contraste saisissant avec l’ombre de ma propre existence. À leurs côtés, des ripoux au ventre gras se pavanent, leurs sourires complices trahissant une vie de complaisance et de privilèges qu’ils ne méritaient guère. Si ceux-là ne lâchaient pas de sous de leur plein gré, je ferais tout pour leur soutirer davantage, malgré eux. Oui. La nécessité me poussait à user de mes stratagèmes, et je n’hésitais pas à profiter de leur indifférence, transformant leur confort en ma survie. Dans cette lutte acharnée, j’arpentais les rues, un faux sourire aux lèvres, feignant l’innocence, tandis que mon regard perçant scrutait les passants, délicatement. Prêt à manipuler leur bienveillance en un soutien salvateur, je me mouvais tel une ombre insatiable, glissant entre les ombres et les lumières, veillant à ne pas me faire prendre. Toujours en quête de ma part dans leur opulence, je savais que, sous les halos des lampadaires, mon sabre tranchant brillait comme une promesse de pouvoir, illuminant la nuit d’une lueur sinistre et séduisante. C’était le reflet de mes ambitions, un symbole de la lutte que je menais pour m’arracher à la misère, jusqu’aux sommets des cieux où trônent les dieux des Olympes….

 

Le soir, j’occupais certaines ruelles obscures des beaux quartiers, veillant des nuits entières pour surprendre ces fils à papa, frissonnants, le regard affolé. Saisis de panique devant mon épée d’Artagnan, ils me dévisageaient avec une terreur palpable, feignant une aimable intelligence, tandis qu’ils m’offraient la totalité de leurs biens : portables dernier cri, montres de luxe, et même des chaussures de marque, tremblant à l’idée d’être blessés. Chaque rencontre devenait un tableau tragique, où leurs privilèges se transformaient en ma victoire, et j’éprouvais une satisfaction sombre à les voir céder, comme des marionnettes face à leur maître. Chaque rencontre devenait un ballet grotesque, où leur privilège se muait en ma victoire, et je savourais cette domination, insatiable, dans l’obscurité complice de la nuit, comme un prédateur dans son antre, prêt à se repaître de leur frayeur. Dès que, vaincu par la fatigue, je gagnais la plage d’Oued Cherrat, longue de plusieurs kilomètres, je répartissais cette richesse selon mon sens de la justice, assurant à chacun de mes camarades Anouar et Reda une part de fortune. Puis, je rentrais chez moi, les épaules alourdies par le poids des objets saisis, souvenirs tangibles de mes triomphes. Nous ne nous étions pas contentés de former une petite bande organisée ; nous nous étions équipés à neuf : couteaux neufs, sabres étincelants, hachettes flambant neuves, tout un outillage conforme aux normes du grand banditisme. Nous étions désormais connus sous le nom de "Los Locos- les fous," redoutés et respectés dans notre quête de richesse, par tous. Dans cette vie d’ombres, chaque acte devenait une affirmation de notre existence, une manière de braver la misère qui nous avait façonnés, de revendiquer notre place dans un monde qui nous avait toujours ignorés. Oui, toujours. C'était un acte de défi, une rébellion contre l'injustice d'un monde qui nous condamnait à la misère, dès notre naissance. Dans cette danse macabre, je me retrouvais au cœur d'une guerre où chaque victoire, aussi infime fût-elle, était un pas de plus vers une rédemption que je croyais impossible. Chaque objet volé se muait en une arme dans ma quête désespérée pour affronter ces puissants qui se vautraient dans leurs privilèges, indifférents à la souffrance des démunis. Ainsi, je traçais mon chemin au milieu de mes démons, cherchant à briser les chaînes invisibles qui entravaient mon âme, à jamais. C’était une colère sourde, peut-être sépulcrale, telle une mer démontée, déferlant en vagues noires contre les rives de ma raison. Chaque pulsation de mon cœur résonnait comme un tambour de guerre, et cette tourmente, insatiable, me rongeait avec une ténacité désespérée. Elle nourrissait en moi une détermination ardente, névrosée, qui chamboulait mon être tout entier. Dans cette lutte intérieure, je voyais se dessiner enfin les contours d’une révolte, comme une étincelle prête à embraser l’odieux système qui m’opprimait….

 

Partout, la gaieté revenait d’elle-même, telle une vague salvatrice. Pas une dette à l’horizon, pas une. L’odeur enivrante de la viande et du mssmen emplissait la maison, le linge raccommodé avec soin, et mes frères, parés de jasmin et de soie, irradiaient une fragrance divine. Ils embaumaient la vie. À travers les arbres, le souffle désespéré ne laissait entrevoir aucune lueur d’espoir, mais je ricanais, le cœur vantard, empli de gloire. Le soleil se levait à l’horizon, glorieux, annonçant un réveil de jubilation que nul ne pouvait saisir. Cette chaleur de vie que j’avais crue perdue regagnait mes cœurs éreintés, se répandant en un spasme rouge, d’où jaillissaient mes soupirs, jusqu’aux palissades vibrantes. Sous les halos des enfers, enveloppé d'une lumière morne et implacable, mes mains encore ensanglantées témoignaient des luttes et des sacrifices. C’était là, au cœur de cette obscurité, que je découvrais une étrange euphorie, une forme de bonheur qui, bien que volée, se mêlait à la douleur comme un faisceau dans la nuit. La sueur et le sang, ces témoins silencieux de mes nuits obscures, devenaient les symboles d’une existence enfin vécue parmi les hommes, où la révolte et la passion se mêlaient en un cri de vie. Je ne grelottais plus, enfin délivré du froid qui m’étreignait. Je me tenais là, vivant parmi les hommes…


 Aux oubliés....

 



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