Entetien avec un orphelin

 

La nuit, délicatement, était tombée, voilant Casablanca, de ses airs obscurs. Il semblait que ces obscurités fussent d'un bleu caverneux. Un bleu épaissi par l'effluve infecte de la pisse de rat, et renforcé par les débris tranchants de quelques seringues, trainant encore, jusque dans les dortoirs avoisinants. D’un air ahuri, on étouffait dans ce parfum repoussant, d’où se répandait un arôme infâme et répugnant. Nos halètements, et nos sécrétions mélangées à nos urines, propulsaient dans les cellules mitoyennes une haleine putride, menaçant ainsi notre petite santé. Car, outre, la panoplie d'arômes barbares qui se libéraient chaque soir de nos loges, d'autres aromates suaves déconcertaient nos papilles d’un grand pas : la chaleur du sang, la moiteur de la sueur, le karkobi de la fureur, la bissara de Mama Hnia, la décomposition des œufs pourris du midi et la bestialité des abus sexuels dont personne n’osait parler. Les pieds nus, nous devions ramasser les seaux en plastique qui trainaient un peu partout, bordant les cuvettes fracassées encore crasseuses, et y laver les draps rongés par les puces et les mites. Et d'un bout à l'autre, ça empestait la faim et la mort, un parfum acerbe que je ne saurais décrire, qui attaquait le jour notre somptueux et féérique manoir baptisé « orphelinat » ; entrainant nos éclats de rire au loin vers les géhennes de Pluton….

 

Dans la souffrance absolue, dès six heures, la descente aux enfers débutait. On quittait les dortoirs, mine grisée, affamés, patientant par petits groupes de cinq devant la salle de bain, sans fenêtres. D'ailleurs, les poignées des robinets se brisaient sous le poids, et les parois des douches, excédées par la rouillure, basculaient de partout. Ensuite, d'un regard intense, Fouad, notre éducateur, s'efforçait de nous préparer son petit déjeuner gourmand avant l’arrivée d’une délégation, d'abord du pain rassis, puis du thé tiède, ensuite, une cuillère à soupe d'une bouillie blanchâtre gluante, aux allures de soupe pour les grands mangeurs. Je sentais son regard austère se poser sur moi lorsque je refusais d’avaler son bouillon ; je ne saurais exprimer quelle étrange sensation je ressentais à me savoir détesté autant par mon bourreau. Tout de même, cela le rendait même furieux. Tellement furieux.  Il jouait bien le jeu avec ses yeux noircis de fureur, retenant son souffle profondément pour ne pas avoir à torturer les enfants dans un de ces besoins de nous corriger, dans un grand frisson. Effrayés cependant, et épouvantés par ce tortionnaire qui ne voyait que rouge sang, nous détournions la tête à vivre allure pour éviter son regard et demeurions des heures sans se parler, dans un grand vide, avec l'air de se mépriser les uns les autres. Dans ce silence, il était devenu d'un grand sadisme, usant de fils en plastique et de bâtons, et cognant aux endroits imperceptibles d’une passion démesurée, sans pour autant laisser de traces visibles qui l’accuseraient. Sans doute aussi, dans ses esprits détraqués, il avait conscience de la gravité de ses actes miteux, car lorsqu'il avait failli tuer l’un de mes frères en pressant fort sa poitrine, il disparut subitement pendant des semaines sans un mot. Presque tous les soirs, d'une voix écorchée, il disait qu'il voulait nous éduquer aux bonnes manières, alors il nous enfermait quelques minutes tout au fond d’un débarras, dans la solitude et le noir, versant ainsi toutes nos larmes, dans un demi vertige J’ai appris dès lors à aimer la solitude, loin de la lumière ; dans ce silence du désespoir où l’on ne pouvait qu’apprécier nos démons d’antan….

 

Il y eut ce jour-là une interminable crise de goinfrerie collective avec l'arrivée d'une délégation canadienne pour les "droits" de l'enfant. C'est-à-dire que personne de l'orphelinat ne se rappelait de s'être jamais autant goinfré, l’estomac serré. Toute la matinée, on avait si faim, que l’on croquait des graines de fèves marinées, avant même de se rincer le visage. Les portes dégagées du salon, laissaient voir l'immensité d'un buffet unique, tout impressionnant, en nuances, en couleurs, et en variétés. Et, d'un bout à l'autre, ça sentait le méchoui d'agneau, un parfum interdit, qui brouillait les intestins et troublait nos cinq sens, dont l’affliction. Personne ne s'attendait à un tel festin ! Personne. On voyait bien, des gâteaux roses à la pâte d'amande, des fromages aux formes différentes, des morceaux de poissons, et de très fines tranches de jambons à la couleur bien étrange ; mais on n'y touchait pas. Jamais. La viande était réservée à notre directrice, ses shérifs, et ces étrangers crédules qui venaient nous rendre visite tous les ans, quand ils voulaient s'assurer que tout allait bien. Madame Attika, directrice du foyer pour enfants abandonnés, qui nous servait de palace, mes frères et moi, s’emparait de toutes les crevettes, ricanant d’un air jovial avec le vieux Fouad, qui ne semblait pas fin gourmet et qui avalait tout, sans en laisser un os. Aussi ne prenait-elle même pas la peine de nous inciter à manger, elle savait qu'il ne fallait pas s'éduquer à de la viande de bonne qualité, et qu'on ne devait plus espérer, ni un quart de méchoui, ni un demi morceau de crevette, le souffle haletant, pour les repas à suivre. A ce banquet populaire, se mêlait une profonde gratitude pour le Canada, qui, depuis des années, nourrissait les poches de la direction à nous dérober de plus belle, à voix basse….

 

Je n’espérais plus rien de cette vie. De toute manière, je partirai d'ici quelques mois mendier dans la rue avec mon petit frère Omar, un honnête garçon qui répondait présent à mes péripéties. Tout disparaitra dans cette aigreur marchandée si rudement. On cessera de sentir le sang dilater nos veines, les lésions des sodomies forcées, et les ecchymoses bleuâtres, pareilles à des pénombres que plus rien ne pouvait toucher. Au fond de notre cavité sédentaire, sous le poids d'une société schizophrène qui nous a condamné, jusqu’aux précipices d’Hadès. A seulement quatorze ans, il était tard d’avoir l'air de trouver une famille, et de donner sens à sa vie ; plus tard, ils nous mettaient tous à la rue, faute de moyens. Un par un, puis tous. Ils ne comprenaient même pas notre détresse, refusant de croire malgré l'évidence, qu’on était tous orphelins. Mes parents ? Le sentiment d’être « Weld Lhram » est une sensation des plus tortueuse, qui s’implante violemment jusqu’aux racines d'une subconscience martyrisée, à se noyer dans la mélancolie. On se demande d’où l'on vient ? Qui sont nos parents biologiques ? Pourquoi sommes-nous orphelins ? Un élan de colère se brandissait à mes yeux, d'où découlait un bouquet de larmes rouges vives. Une rancune noire, inconnue de mes entrailles, lentement envenimée par cet endroit, escaladait délicatement mes réflexions, jusqu’aux olympes. Je ne connais pas mes parents pour juger de leurs conditions. Mais à quoi bon vivre, aujourd'hui, sans moi ? Ne suis-je pas leur enfant après tout ? Quand je pense que Fouad, le psychopathe, est le père que j'ai toujours connu. Quand je pense que Mama Hnia, la cuisinière, résumait pour moi la maternité et l’amour par ses gestes caressants. Quand je pense à toutes ces âmes, attristées, qui auparavant, ont souffert ce que je souffre. Quand je pense à toutes ces âmes, sensibles, qui le souffriront encore…et encore, mon cœur s’abime d’une rancœur désespérée où ne pénètre plus aucun espoir. Aucun…Je ne songe à présent qu’au néant qui agrippe mon âme doucereuse d’un grand pas et dont je ne peux plus me libérer, au milieu de mes gémissements. Je pleure sur cette destinée basanée ; le cœur vantard à coup de souffles que l’amertume avait souillé son âme brisée, au milieu des ténèbres, à jamais… 

 

A Sami, Omar et tous leurs frères de cœur,

Aux hommes libres,

Aux orphelins....

 

Yamna

 


 

 


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