Chroniques noires

 

Pendant des années, je m'étais débattu sans faiblir, au milieu de mes infortunes. J'étais le dernier né d'une famille pauvre. Nous vivions dans une misère infâme où il était difficile de détourner les yeux ; à peine lisait-on sur les journaux qui protégeaient nos murs déshabillés le nombre d’années qui s’écoulaient lentement ; dans un silence morne. À l’instar de beaucoup de ses frères, mon père trouvait du plaisir à noyer sa misère avec un grand nombre de gorgées de mahia, quand l’occasion s’en présentait. Cependant, il éprouvait à cet égard une telle crainte de ma mère, très pieuse, qu’il cachait les bouteilles dans nos cartables, habilement, dans une indifférence suprême. Mon père était alcoolique certes, mais pauvre. Oui, tellement pauvre. Ma mère était pauvre. Mes sœurs étaient pauvres. Mes oncles, étaient pauvres. Nos voisins étaient pauvres. Notre chat était pauvre. Autant de pauvreté me rendait presque riche. Riche au milieu de mes paires, d'une misère rouge qui empestait l’affliction et la démesure. À Marrakech, où j'entreprenais mes études, ma passion pour la philosophie m'avait décidé à en faire mon métier, plus tard. Rousseau, Montesquieu, Hegel m'avaient infecté de socialisme, de justice sociale, de despotisme et de liberté, profondément, jusqu'aux synapses. Et c'était de cette passion démesurée que je ne vivais pas. Dès lors, l'impossibilité de changer les lois naturelles régissant les rapports d'une société fragmentée, me troublait hardiment. À quoi bon vouloir changer le monde à coup de chartes ?

 

Me trouvant quelque peu embarrassé de quémander de l'argent, et en raison de la difficulté de trouver un travail, j’avais recouru au moyen bien simple de travailler dans un bar, "le quatorze". Un établissement unique au monde, où une quantité de vauriens vulgaires, de bourgeois retraités, de jeunes escortes, de pervers aliénés - comme l’était ces arabes du golf qui venaient tous les soirs avec leur taoub, blanc, ou beige cardigan, et un sac bondé d'argent, buvant coup sur coup des gorgées de whiskey, criant violemment qu'on leur apporte Ahlam, la nouvelle danseuse- s'y côtoyaient. Quelle hypocrisie, ces misérables en tas, se soûlant jusqu'aux aurores, poussés à dépenser des sommes de plus en plus importantes, pour nous impressionner tout en nous jetant des regards éhontés ! Au premier regard, on peut croire que l’on accède dans bordel où l’argent coule à flots ; au second, on y aperçoit l’ingénuité de ces jouvencelles, aux lèvres blafardes, s’en aller au loin, vers les infinis de Ploutous. N'était-ce pas fou, pas un avec qui parler philosophie, socialisme ou libéralisme, sérieusement ! Une existence piètre, galvaudée au scalpel de mes déchéances, avec toujours le même air empuanti d'alcool, et de schizophrénie, où l'on étouffait véritablement. Lhaj Fouad, mon patron au regard acerbe, semblait avoir l'intelligence obscure d'une graine de sésame. Pourtant, cet homme de foi trouvait leur attitude toute naturelle, disant que ça ferait du bien aux affaires, d'un air de maquereau, au rire franc ....

 

D'une bonne croyance démesurée, je travaillais en bon troupier, muet, hanté par toute une série de questions existentialistes qu'il me fallait comprendre d'abord, si je voulais avoir l'esprit tranquille, un jour. Dans la grande salle, des diplomates, des politiciens, des corrompus, et une veille femme s'étaient assis habilement, quelques-uns seuls, d'autres par petits groupes, étrangement mêlés, transformant en une sorte de réunion privée ce grand théâtre, où les acteurs ne s'ennuyaient presque jamais. C'était une heure de particulière excitation, où tous se mélangèrent sous les couplets scabreux de Daoudi que tout le monde répétait par cœur. Nass tssker ou tnssa les emplissaient de secousses profondes, parfois déchainées dans un frisson démesuré que nul ne saurait comprendre. Une heure fatale où toutes les dépravations, la trajectoire écumée de la cocaïne, les furieuses dépenses d'argent, les déhanchements sensuels de toutes ces catins, devaient aboutir à une fièvre jaune. Une fièvre trompeuse qui ne répondait qu’à l’odeur des billets d’argent, dans la jouissance de leurs opulences. Toutes les valeurs s'étaient alors évaporées en quelques secondes. Les moins solides trouvaient refuge dans le corsage de jeunes femmes, insouciantes, à peine sorties de l'adolescence, tandis que d'autres, plus vicieux, préféraient les garçons, si crédules, que l'on pouvait facilement tromper avec quelques billets. Que d'effroyables tragédies muettes, d'un sang nouveau, que nul ne pouvait arrêter.... 

 

Ces gens-là avaient les millions nécessaires, pourquoi ne les mettraient-ils pas dans une opération caritative, quitte à en faire profiter les plus démunis parmi nous? C'était tout un affaissement dans mon existence piètre, la perte d'une lueur d'espoir lointaine où je m'étais perdu à tout jamais. Ainsi, grisé de colère, soûl, au milieu d'une jungle qui me cahote d'un frisson rouge, d’où trainaient légèrement mes émois suppliciés. Autant valait-il croupir en prison d'un coup, si l'on devait continuer à pâtir en silence, de faim et d'injustice. J'ai substitué mes ferveurs pour Descartes, Heidegger, Nietzsche, et Voltaire contre les péripéties des 1001 bandits, par un léger souffle de printemps, au loin, au milieu de mes démons….

 

La nuit m’enveloppe de ses voiles ténébreux, et je dérive sur les courants aliénés de l'oubli. Les étoiles bleutées, moroses et indifférentes à mon désespoir, se reflètent dans les échos de mes mélancolies, au loin. Je suis un vagabond, un spectre d’illusion, cherchant la rédemption dans les ombres de mes propres abysses. Chaque soupir est un supplice murmuré aux démons de mes ténèbres. Chaque exhalation se dissout dans les géhennes de mes essences, d'un pas effaré. Dans le silence absurde déchirant de cette nuit infâme, toutes mes rêvasseries, je m’abandonne aux ombres de mon propre désespoir, dans l’attente d’un lever de soleil qui ne viendra sans doute jamais. Oui, jamais. Un crayon à la main, je griffonne les désolations d'une existence entière. Une existence médiocre, galvaudée par le scalpel de mes désespoirs. Sous les halos de ma mélancolie, je m'allonge délicatement au-dessus des flaques de myrtilles. Je ferme les yeux et hume l'effluve de mes souvenirs, où j'étais heureux parmi les hommes. Un univers ésotérique me taraude, comme lorsque les corpuscules de la chair psalmodient du Tchaïkovski. Un univers sibyllin, bleuté par le vice des géhennes. Ne suis-je pas détraqué par les vins de l’éternité ? La démence, fœtus de mes asthénies, macule ma moralité de poète damné à jamais…

 

Aux rêveurs,

Aux hommes libres ....

 

 



 


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