La Vallée des Damnés
J'étais enfin revenu à la vie. Une vie misérable, chipotée par l'affliction, et desséchée sous le poids de mes mélancolies. Mon cœur s'était remis à battre brusquement. Un cœur noir, secouant mon âme doucereuse d'un frisson rouge, qui m'obligeait à me réveiller, par crainte de céder à l'envie de repartir. Repartir, loin, vers des horizons où le temps se dissout, jusqu’aux confins des éternités. Repartir, m’enfoncer dans la terre, m’y perdre dans le silence oppressant, englouti dans ses entrailles sombres, où tout s’éteint et se fane, là où les rêves n’ont plus de voix. Guidé par l'effluve des immortalités, je sentais les particules d'oxygène envahir mes narines, et le flot du sang parcourir mes veines, tandis qu'une lourde raideur pesait sur mon âme éreintée. Une âme naïve, d'une nature douce agonisant en secret de n'avoir pas su trouver le bonheur. Un léger souffle glacé agrippait mon esprit dans la même mouvance que lorsque je fouillais encore mes raisonnements. Seul, grisé, je paraissais vivant, prêt à renaître dans une obscurité muette, sans même en éprouver de jouissances. Aucun médecin n'osait prononcer un mot ; certains secouaient la tête, tandis que d'autres s'éloignaient pour débattre de mon état, sans qu'une seule ridule n'effleurât leur visage. Oui, j'étais vivant. Aussi vivant qu'un ivrogne, les yeux bouffis, tourmenté par un besoin de s'intoxiquer au haschisch. Des troubles me gagnaient soudainement, au moment où je ruminais sourdement mes mémoires. Un dégoût me venait de mon impuissance à les dompter de nouveau, surtout dans cet état d'agitation où mon travail de mineur, accompagné de la fièvre qui s'y était mêlée, avait englouti ma raison.
Un froid ardent glaçait toute la vallée des roses, aux pieds du Haut Atlas, dont l’effluve de jasmins voltigeait entre les arbrisseaux, semant de larges gouttes de lumière, au milieu des flaques de neige roussies. Dès cinq heures, la descente aux enfers commençait. Sans un bruit, d'un souffle épuisé, mes camarades – Lahcen, Larbi, Amnay, et les autres – s'enfonçaient lentement dans la mine. Les uns après les autres. Leurs fines silhouettes se perdaient peu à peu dans l'ombre croissante, englouties par les galeries caverneuses, où l'air ne circulait plus, épais et stagnant, comme figé dans la pénombre oppressante des abysses. Sous une pluie de poussière noire, dans un silence muet, ils trinquaient, les yeux vides de toute espérance. Quelques gorgées de mahia, entrecoupées des airs langoureux de Cheb Hassni, suffiraient, pensaient-ils, à noyer leur misère dans une ivresse illusoire, à tout jamais. Cette eau-de-vie, acerbe et brûlante, semblait promise à effacer, ne serait-ce qu’un instant, la douleur morne et sinistre d’une existence entière, telle une ombre noircie que plus rien ne saurait dissiper. Il fallait prendre garde à ne pas glisser, à travers cette fosse perfide qui entaillait la peau d’une caresse trompeuse mais subtile. Parfois rugueuse. Depuis des années, nous arpentions les entrailles de la terre, fourrageant ses profondeurs obscures, risquant notre existence misérable pour dénicher, dans le grand silence, des richesses insoumises et impitoyables. Il fallait, disaient-ils, trouver là des gisements de phosphate et de cuivre, des trésors enfouis dans les entrailles de la terre ! Des gisements de phosphate ? Le terme était juste, certes. Mais je n’en sais rien, ni à quoi cela ressemble, ni ce que cela vaut. Pourtant, il vaut plus que nos âmes, plus que nos vies, écrasées sous la chape de cette malédiction muette qui nous dévore.
Au cœur des ténèbres, où l’air ne circulait plus, l’essoufflement, inévitablement, devenait mortel avec le temps. On y travaillait à genoux, étendus sur le sol humide, parfois perchés sur des échafaudages précaires, les bras tendus vers le ciel, criant de désespoir sous l’agonie de l’effort. Personne ne parlait. Personne ne se plaignait. Miséreux, tous toussaient, crachant noir, occupés à extraire le phosphate, dont ils ne verraient jamais la vicissitude. Un peu chaque jour, selon les exigences impitoyables de notre patron Zoubir, ils se déchiraient, tandis que cette ressource précieuse leur échappait à jamais. Ce jour-là, enduit d’une poussière noire que la transpiration astiquait, mon cœur s’était arrêté de battre quelques secondes. Épuisé, je m’étais évanoui, suffoquant dans l’agonie de l’asphyxie, à quatre pattes. L’ivresse de mes vingt ans défilait devant mes yeux, telle une mélodie lointaine, dont les couplets se dissipaient, engloutis par les battements désordonnés de mon cœur, accablé. Je vis alors le sourire de mes filles, Fatiha et Mina, défiler devant mes yeux. Que vont-elles devenir si je disparais ? L’angoisse m’érafla hardiment, m’étranglant la poitrine, délicatement. Chaque souffle devenait un supplice, chaque pensée un poison. Le visage de mes enfants se brouillait dans l’obscurité grandissante, et leurs rires d’antan s’éteignaient, emportés par l’embrun oppressant de mon esprit fiévreux. Que faire, sinon lutter ? Lutte désespérée, où l’issue semblait écrite d’avance, où la fatalité se dessinait avec une clarté glaciale. Mais comment mourir sans savoir ce qu'ils deviendraient, sans avoir la moindre certitude, sans un dernier mot pour leur dire, au revoir….
Éreinté par ces vapeurs suffocantes, empoisonnant mon âme jusqu’aux entrailles d’Arès, comme si l’obscurité me dévorait tout entier, refusant de m’offrir la moindre quiétude. Est-ce cela, la vie ? Est-ce ce qu’on m’avait promis ? J’ai sué dans la misère, des nuits et des nuits cherchant de l’argent, l’estomac vide, jusqu’à ce que, le cœur brisé, n’ayant plus un sou, il cesse de battre, épuisé par l’indifférence du monde. Et eux, ces parasites, se gorgeaient de notre malheur, sans daigner partager le fardeau, repoussant notre tourment d’un geste dédaigneux. Mais toi, ma femme, toi qui dépéris dans ce silence insupportable, toi qui étais la lumière de ma vie, ma raison de tenir, comment survivre à ton absence ? Ta voix suave, ton regard qui transcendait mon entité, tout cela m’a quitté. Depuis, la vie n’a plus de sens....Pourtant, c’est pour toi, toi seule, que je continue à lutter. C’est pour toi, malade, fragile, que je m’enfonce chaque jour un peu plus dans la terre, que je brise mon corps, que je souffre encore et encore, cherchant cette maigre pitance, avec l’espoir de te sauver, un jour. Car tout ici est fait pour briser l’homme, tout est contre nous, et pourtant, c’est pour toi que je persiste, comme un forçat, sous la chape d’un destin implacable. Puisque personne ne semble se soucier de nous, ivre de désespoir, je pris enfin la décision de me battre pour la vie, de goûter ce que je suis vraiment, un homme libre… À la vie, à la mort, libre. Voilà pourquoi, après avoir révéré ma liberté et mon amour pour toi, à jamais inaltéré, je pouvais mourir… encore, la tête haute.
Et, dans le lointain, comme un rêve d’une terre éloignée, la Vallée des Roses, parfumée de cette douce lumière de décembre, m’apparut. Là, sous le ciel d’or et la brise fraîche, je pouvais voir les pétales se dérouler, délicatement, emportant dans leur souffle la délicatesse de ton âme. La vallée me tendait ses bras, un havre où le labeur était paresseux et l’amour libre. Dans ce lieu, je pourrais enfin goûter à l’éternité, là où la souffrance du quotidien n’était qu’un souvenir fugace, effacé par l’effleurement du vent. Et même dans la poussière, même dans la nuit, même dans le silence de la souffrance, l’espoir persistait, comme une rose au milieu des ténèbres…..
Aux âmes damnées....
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