Elle

Me voici donc esseulée, maudissant les théories de mes amours, plongée dans un pessimisme aigu. Peut-être rouge, et haletante. Les cheveux décoiffés escamotaient mes lèvres pâlies, d'où jaillissait un mépris silencieux envers l'homme, les yeux fermés. Mutilée, mon cœur noirci, desséché à son tour par un chagrin amer, cessait de battre doucement, paralysant ainsi mes membres, dont les veines internes se dilataient d'un grand pas vers les éternités. Des abysses invoqués par un souffle puissant, une solitude infinie, perdue au milieu des morts, à quelques pas de ceux qui m’étaient chers.  Sans doute, des âmes égarées, au regard vide, croyant peut-être encore aux promesses d'une vie éternelle, joyeuse et sans fin. Je n'avais plus de mari, aucun amant, plus de chien depuis le dernier printemps. Plus de fils, ni d’amant, plus aucun cortège que mes pensées, dans un vertige noir, où la lune se préparait à la guerre, éteignant les cieux ornés de quelques étoiles...

 

J’ai souffert toute une vie. Ah, cette vie ! Trompeuse, elle vomissait mes illusions en une fumée noire, et s’égarait dans mes airs d’insouciance. Si détachée du monde, je m’habituais aux nuits solitaires passées devant mes livres, cherchant à m’élever vers les grâces des poètes maudits. Une seule chose entravait cette dérive vers le désastre : le mariage. À trente-cinq ans, je caressais encore le temps, indifférente, mais au milieu des tensions qui montaient de toutes parts, le mariage se dressait comme un domaine agricole, inflexible, où l’on cultivait sans négocier.

 

Salim, le patron de mon beau-frère, homme de manières et d’éducation bourgeoise, séduisait mes parents, mes sœurs et moi par une courtoisie austère. Il portait en lui une étrange douleur, comme un arbre ployé sous un vent muet : celle d’avoir été trahi par une Italienne dont je ne connaissais que le prénom. Pourtant, pour moi, rien ne pressait. Le mariage n’était pas une pensée qui m’empêchait de dormir. Mais devant l’insistance de mes parents, éblouis par ses ambitions de charmeur solitaire, je finis par céder. Salim devint mon époux. Mes parents exultaient : leur fille aînée était promise à un avenir brillant, aux côtés d’un homme qui, en apparence, avait tout pour plaire. Mais qu’était-ce que cette vie ? Était-ce une joie que de passer mes journées à attendre un mari qui voyageait sans fin, dans l’espoir lointain qu’il daignerait, un jour, m’offrir un enfant ? Salim était bel homme, le plus riche de sa génération, disait-on, le plus intelligent aussi. Mais derrière cette façade parfaite se dissimulait un homme emporté, dévoré par ses passions démesurées, dépensant sans mesure comme pour combler un vide abyssal. Et ce fut dans un caftan blanc, la tête haute, que j’honorai mes obligations de Madame M. Sous les murmures de joie et les nuages d’encens, je devins l’épouse de cet homme, porté par l’ambition mais enfermé dans ses propres abîmes.

 

Un dimanche, on vint à parler d'amour et de passion, une gêne palpable se faisant sentir. Un grand débat se haussa, l'éternel débat pour savoir si l'on pouvait aimer qu'une fois, dans une vie, à la mort. C’est alors, avec une malice bien connue, qu’il mentionna les cas de ses amis divorcés, incapables de connaître une nouvelle passion, jurant fidélité à des amours perdues. Et puis, il me posa la question. Dans un excès de fièvre, je répondis, laissant surgir mon histoire, celle d'une unique grande passion, vécue à vingt ans avec Ghali ; une fièvre douce mais insatiable, ce premier amour qui vous marque à jamais, celui dont on ne se relève jamais tout à fait. Ma réponse, telle une fragrance empoisonnée, se répandit dans l’air, un arôme capiteux et dévastateur qui pénétra son esprit avec une force violente, le poussant dans un tourbillon de démence. Il perdit l’équilibre, comme un homme frappé par un coup de foudre. Chaque mot que je prononçais semblait résonner comme le coup d’un marteau, faisant vaciller son esprit, lui infligeant la violence d’une confrontation qu’il n’avait pas anticipée. Et, en lui, mes paroles frappaient avec la force de mille hommes se fondant dans un seul.

 

Une peuplade de rancune bouillonnait en lui, une peuplade empoisonnée, nourrie lentement à l'arsenic de ses blessures passées, tandis qu’il ne cessait de scruter mon téléphone. Des automnes d’une couleur cramoisie, des automnes de rancœurs profondes et tenaces, l’assaillaient sans fin, dévorant son âme dans une boulimie de haine, me maintenant en tant que prisonnière de ses obsessions. Chaque mot qu’il crachait sur les femmes, toutes des dévergondées, hurlait d’un orgueil féroce, comme si cette violence verbale pouvait expier sa propre défaite. Ce monstre, forgé dans la souffrance, semblait presque y trouver une satisfaction perverse. Chaque soir, lorsqu'il sentait que tout en moi le rejetait, il m’enlaçait, non pas dans une tendresse, mais dans un étau froid et dénué de plaisir. Puis, comme un barbare, il me frappait avec une brutalité sans bornes, assouvissant un besoin viscéral, une fascination perverse pour l'humiliation. Il me traitait comme une vieille seringue, abandonnée, délaissée, m’utilisant jusqu'à la dernière goutte de ce qu’il croyait encore pouvoir m’arracher. C’était une souffrance sans espoir de rédemption, une douleur d’une nature si radicale qu’aucune guérison ne semblait possible. Il persistait dans sa provocation, son regard saturé de mépris pour les femmes, tout en nourrissant sa volonté de dominer mon existence. Il ne se contentait pas de m’enchaîner à lui, il s’emparait de mes failles, s'en servant pour me rabaisser, me traitant de menteuse, d’intruse dans ses souvenirs et dans ses désirs. Il évoquait, avec une lueur d’orgueil amer, ses précédentes maîtresses, des femmes, plus belle, plus jeunes, plus fraîches, une image de perfection devant laquelle je ne pouvais que m’effacer. Tout cela, il le faisait sans jamais dévier de son désir de domination, d’asservir chaque parcelle de mon être, jusqu’à ce que je ne sois plus rien, sinon l’écho déformé de ses désirs mutilés.

 

Salim devenait chaque jour plus menaçant, broyant mes illusions et mes rêves jusqu'à les réduire en poussière. Dans une contradiction étrange, il cherchait à subvenir à mes besoins financiers, mais toujours sous condition que je sois docile, comme une étrangère, méritant à peine sa considération, à moins que je ne sois prête à me soumettre totalement à ses désirs. Une brute, sans conteste. Non, un être profondément défiguré par ses propres démons, un homme qui dévorait mes pensées, se nourrissant de mon énergie, comme si, par cette douceur, il espérait soulager sa propre douleur intérieure. Chaque caresse cachait sous sa surface une violence sourde, une souffrance qu'il ne pouvait exorciser que par ses gestes contradictoires. Alors, pris dans cette spirale de paranoïa, il m’interrogeait, avec cette litanie obsédante : « Tu me trompes avec Ghali, n'est-ce pas ? Je sais que tu me trompes avec lui. Ah tu me trompes avec un autre. Demain, tu le regretteras... » Ses paroles, lourdes de menaces voilées, se gravaient dans l’air, alourdissant chaque instant. Face à ses gestes oppressants, ses mains sur ma peau, je me débattais intérieurement, cherchant à m’échapper de son emprise, à fuir la folie qui m’étreignait, à m’échapper dans l’obscurité, loin de son aliénation.

 

J'ai été mariée par obligation, puis abandonnée, écrasée sous le poids de la tyrannie, trahie sans cesse, dans le grand silence d'un homme malade, un être que rien ne pouvait plus guérir. Me soumettre sans fin à ces humiliations, jusqu’à perdre mon existence propre, simplement pour maintenir ce lien, n’était-ce pas un poison que la société m’avait imposé, un poison qui, de toute évidence, ne pouvait durer éternellement ? Qu'ai-je encore à craindre de lui, alors que tout le mal est déjà fait ? Ne pouvant plus altérer mes amertumes, il ne saurait plus me forcer à pleurer. L’anxiété et la perversion, ces deux tourments qu’il m’a infligés, m’ont désormais délivrée, à jamais. Peut-être croyait-il m’avoir blessée au point de me laisser marquée à vie, de m’imprimer son venin, me réduisant à une bête de cirque, indignée et aveuglée par la foule. Mais quelle existence joyeuse, après l'avoir épousé ? Des coups de ceinture, des blessures, le sang qui giclait partout, des insultes crasses, des infidélités ininterrompues, et des ecchymoses qui m’entraînaient vers le fond, me faisant sombrer davantage à chaque saison. De haut, en bas, il croyait se venger de moi, comme de toutes ses partenaires, sous les airs limpides du crépuscule. 

 

Sous les étoiles rayonnantes, de toutes parts, des graines s'enflaient, des germes poussaient sous la terre, et des embryons se délivraient à jamais, de cette existence piètre, et galvaudée, au scalpel de mon désespoir. Après avoir accouché d'un beau garçon, alors qu’il était en voyage, sous le soleil écrasant qui semblait vouloir s'emparer de tout, je me trouvais, épuisée, entre la vie et la mort, à la fois fière et dévastée. Oui, dévastée. Ce fut un moment de joie et de douleur mêlées, un instant suspendu dans le temps, où je dus, le cœur déchiré, l’envoyer chez une cousine qui n’avait jamais eu d’enfants. Et dans un dernier acte de désespoir, je lui mentis, en lui disant qu’il était mort-né, alors qu’il était bien vivant, en France, loin de la noirceur de ma vie. Une vérité glacée me torturait : je ne pouvais que sourire, un sourire dénué de toute joie, acerbe, et empli d'une souffrance intime, convaincue que chaque instant passé auprès de cet homme aurait été une condamnation irrévocable pour mon fils. Son fils. Notre fils. Je savais qu’il ne me laisserait jamais partir, qu’il me garderait, implacable, comme une proie prise dans ses griffes. Il avait ce regard, cette emprise froide et inébranlable qui me paralysait hardiment. Il me broierait, me ferait disparaître, en quelques jours. Ou, peut-être moins. Et je n’avais aucune chance de m’échapper, seule. Un piège sans fin dont chaque mur semblait se resserrer un peu plus chaque jour. Et pire encore, il avait acheté le silence des témoins, les réduisant à des ombres muettes, complices de sa déstabilisation. Il était tellement intelligent qu’il me terrifiait ; chaque mot, chaque geste de sa part me glaçait le cœur, m’enserrant dans une peur sourde et insidieuse. Une peur morne, qui me paralysait, dont je ne pouvais plus m’affranchir. Et désormais, il n’y avait qu’une seule pensée qui occupait mon esprit : comment fuir, rejoindre mon fils, loin de lui, sans qu’il ne se doute de rien, sans laisser la moindre trace de mon évasion...

 

Yamna


 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les voyageurs de la mort

Savoir et Désespoir : Mémoires d'un Professeur

L'Atlas des inconnus