Lala Chama
Les jours défilent, dit-on, mais aucun ne se ressemble vraiment. Ah, n’y comptez guère ! Il est des jours où l’on se surprend, captif, pris au piège d’une éternelle redite, où chaque scène se rejoue comme un tableau aux couleurs fanées, étouffé par un ennui âpre qui ronge les âmes égarées jusqu’à l’os. Autrefois, les sages, d’un ton posé, affirmaient que l’ennui, tout comme les passions, savait frapper plusieurs fois la même âme perdue, l’enserrant d’un mal funeste, la condamnant aux douleurs éternelles. Que leurs discours ne soient pas mis en doute ! Mais d’autres, à la manière d’un d’Aurevilly, rétorquaient que les passions causaient moins de tort que l’ennui, car si les passions, par leur nature, s’épuisent avec le temps, l’ennui, lui, se gonfle et s’étend, jusqu’à éclipser tout éclat de vie. Veuve, sans mari pour me soutenir, sans le moindre sou à serrer dans ma main tremblante, engluée dans des paris perdus d’avance et des dettes jusqu’au cou, j’ai vu le destin me résister âprement. Les lendemains gais, légers, m’échappaient comme des ombres insaisissables. Chaque effort pour arracher un éclat de bonheur ne faisait que m’enliser davantage, car la fortune souriait seulement aux anges déchus, aux âmes corrompues que nul soleil ne vient plus caresser. Et dans ce naufrage, je ressentais une tendresse féroce pour mes enfants, naïfs jusqu’à croire en des jours radieux, en des rêves qu’ils n’avaient plus les forces de nourrir. Sentant que la vie m’échappait, que chaque parcelle de bonheur me tournait le dos, j’ai finalement emprunté la seule voie qui restait : celle de m’abandonner à cette prédestination, aussi impitoyable qu’un abîme sans fond…
Désarmée, j'injuriais ma providence d'une voix dense, tandis que ma détresse s'étendait, la mort flottant autour de moi comme un bosquet de lilas enivrant. Dans cette torpeur, les écumes des buddleias s'épanouiraient, s'élevant vers les sanctuaires de Delphes, où le silence des dieux résonne à jamais. Dans le silence, je m’acharnais à un travail que personne ne semblait apprécier. Pourtant, cet effort, désormais capable de régler les factures, apaisait mes enfants, qui, enchantés, s’étaient tus. Chaque matin, chez mes nouveaux employeurs, j’époussetais les livres, frottais la moquette avec un torchon imbibé d’eau froide, et astiquais les taches des chemises blanches avec soin. Je repassais si énergiquement les endroits récalcitrants que je risquais de me blesser. À certaines heures, je découpais les légumes de saison en julienne, marinais les côtelettes d’agneau dans du vinaigre blanc, levais avec adresse les filets de bœuf, et mélangeais, à l’aide d’un fouet, les pépites de chocolat avec du beurre, de la farine et quelques œufs frais, pour enfin verser la pâte dans des moules à muffins beurrés. La maison exhalait une odeur enivrante de gâteaux, une fragrance délicieuse qui captivait les sens. Pendant ce temps, mes enfants, affaiblis, se contentaient d’une Maâkouda, dont la richesse les enivrait, les plongeant dans une douce torpeur, comme si cette satiété grasse les enveloppait d’un doux sommeil, jusqu' à plus faim.
Ne pouvant exiger à mes employeurs plus de mille dirhams par mois, je finissais par joindre les deux bouts, en endossant le rôle de " Chama", sous un léger voile de soie, juste de quoi masquer mes traits sans être découverte. Je murmurais aux bonnes femmes les réponses qu’elles furetaient, m'acquittant de leurs directives avec une délicatesse silencieuse. Chaque syllabe muette, telle un effleurement délicat, raisonnait en elles hardiment, tandis que je veillais, attentive et discrète, à transcrire leurs émotions avec une précision certaine. Des brunes, des blondes, et une rousse. Ce ne fut pas très difficile. De par mon statut de femme de ménage, se dressait, des portraits, des usages, et des habitudes certes discordantes, mais les mêmes affinités, que toutes ces dames n'auraient pu décrire elles-mêmes. Les mots me parvenaient aisément, poussant ces donzelles dans une irrésistible dérision, les emportant malgré elles au-delà de leurs pensées enchevêtrées. Il me semblait que je connaissais si intimement ce que je n'avais jamais appris nulle part, mais que je savais pourtant avec une aisance surprenante, au hasard. Je devinais les destins de chacune, à l’instar d’une âme ambulante saisissant les tumultes des ombres qui l’entourent. Mon intuition, semblable à une lueur vacillante, percevait les secrets enfouis, révélant ainsi les douleurs dissimulées derrière les masques de la Commedia dell'arte, où chaque personnage dissimulait un drame. Ainsi, je voyais se dessiner les tragédies silencieuses, des vies entremêlées dans le désespoir : De la maîtresse dont on voulait se débarrasser hardiment, à la petite bourgeoise tourmentée, de crainte d'être volée par son mari, en passant par la fille qu'il avait fallu marier avec un cousin éloigné, pour dissimuler une grossesse non désirée. C’étaient des histoires amoncelées dans les recoins de mon passé, façonnées par mes observations discrètes, qui surgissaient, dans un soupir éclatant, sans que j’en prenne véritablement conscience. Ainsi, je me retrouvais à faire des serments de plus en plus nets, allant jusqu'à les réconforter de toute mon âme tourmentée. Le soleil levant, dans sa clarté rutilante, caressait les horizons, tandis que les vents murmuraient aux éternités, sous l'œil impassible des douze déités, témoins de nos douleurs et de nos espoirs inassouvis.
Un jour, le drame s’imposa avec une intensité noire qui frappa comme un coup de marteau. Deux femmes, l’amante et l’épouse, surgirent dans ma vie, chacune animée par une volonté dévorante de déterrer les secrets de l’autre, avides de démêler les fils d’un homme qui les enserrait dans une toile inextricable de mensonges et de désillusions. La tension, si épaisse qu’elle semblait suffocante, saturait l’air d’une atmosphère lourde d’angoisse, où chaque mot pesait comme une menace sur le fragile équilibre de leurs existences entremêlées.
La maîtresse, drapée dans une djellaba noire, semblait porter sur ses frêles épaules le poids écrasant d’un amour clandestin, tandis que l’épouse, son visage marqué par une douleur sourde, se tenait là, exposant le tableau dévastateur d’une trahison insidieuse qui l’avait profondément blessée. Elles se tenaient face à moi, dans ce petit espace clos, chacune espérant tirer de mes lèvres des révélations salvatrices, des vérités insaisissables qui échappaient à leur compréhension. Dans ce huis clos tragique, je devenais à la fois confidente et juge, l’écho de leurs souffrances résonnant en moi tel un chant funèbre, comme si le destin de chacune pesait sur ma conscience. Leurs regards s’échangeaient, tissant une danse délicate mais mortelle, une lutte silencieuse où jalousie et désespoir s’enchevêtraient dans un brouillamini électrique, cherchant à percer les mystères d’un homme qui les menait en bateau depuis bien trop longtemps.
Chaque mot prononcé, chaque silence lourd de sens, exacerbaient une tension déjà oppressante, et je réalisais que ce face-à-face serait bien plus qu’un simple affrontement ; il marquerait une rupture tragique dans le fil de leurs existences, une déchirure au cœur même de leur destin. Je savais que cette quête, en elle-même, serait un chemin semé d’embûches, laissant des cicatrices indélébiles sur des vies déjà ravagées par les tempêtes de la réalité. Leurs souffrances, leurs secrets, résonnaient en moi avec une intensité presque douloureuse, éveillant en moi une détermination féroce, viscérale. J’étais désormais plongée dans les profondeurs obscures de leur désespoir, prête à plonger dans ces abîmes où s’entremêlaient les cris étouffés et les pleurs silencieux. Ma fonction n’était pas celle d’une simple confidente ; j’étais devenue la lumière vacillante d’une lanterne, au cœur d’une nuit oppressante. Oui, mais à quel prix ? J’étais là pour éclairer les âmes perdues, mais qui éclairerait la mienne, engluée dans ce désespoir ?
Pour certains, j'étais Chama, femme de ménage approchant la cinquantaine. Pour d'autres, j'étais Lala Chama, une vieille âme si écrasée par le poids de l’existence qu’elle pouvait distiller des réponses en effleurant le creux de la main. Mais il m’était bien plus difficile d’admettre qui j’étais vraiment : une mère. Oui, une mère déterminée à survivre dans ce monde de brutes pour mes quatre enfants. À présent, je pourrais quitter cette vie et ses tracas, renonçant à tout ce que j’avais pu être, pour rejoindre mon défunt mari. Un homme brave, sans aucun doute. D’un air jovial, toujours désireux d’aider les autres, il s’investissait chaque jour dans son travail d’ambulancier, sans jamais se plaindre. Jamais. Pas une fois. Les plus belles histoires d’amour perdent leur éclat pour ceux qui n’ont pas de cœur ; et le cœur de mon mari était le plus grand trésor que j’avais tiré de cette vie. Comment ai-je pu en arriver là ? Je me refuse à trahir, même pour un instant fugace, la mémoire de mon cher défunt. Plutôt tromper tous les autres que de souiller un seul de ses souvenirs. Il me fallait donc subvenir à nos besoins sans jamais ternir la clarté de sa pensée, jusqu'aux abîmes d’un oubli sans fin... Dans cette lutte quotidienne, je naviguais entre les ombres de ma vie, m’accrochant à l’essence de son être, comme une fleur fragile défiant la tempête, aspirant à préserver l’éclat de son souvenir, même au cœur de la plus profonde détresse. Alors elle me murmurait :
Troublée par ton absence, profane mes émois,
Sous le poids accablant de mes proses meurtrières.
Égarée par ta présence, dépouille-moi,
Sous tes irrévérences, d’un unique émoi...
Que je t’aime, ô douleur, douce et amère !
Yamna Joe
À vous, amours perdus et impossibles, scintillements d'une passion évanouie, souvenirs d'une beauté inaccessibles, qui errent dans les profondeurs de mon cœur, tel un écho doux-amer de regrets infinis.
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