Sous la peau d'un homme

 

Au loin, où je naquis en plein hiver, les corps avaient péri avec l'aube naissante. Cela bouleversait les habitants du village, on ne discourait que des enfants qui périssaient avant chaque printemps, d’un grand pas. Chaque jour de famine, entrainait une vingtaine de dépouilles vers une rivière jaune, au cœur de l’Éthiopie. Un cours d'eau, gelé, comme s'il avait goûté à la mort, dans un silence morne. Une mort rouge. Une mort éternelle. La vie semblait s'y éteindre délicatement, avec ses plaines arides, la sécheresse de ses terres, et des estomacs creux, rongés par la chaleur du midi. Personne ne souriait. Personne ne rêvait. Seuls les plus vaillants, tentaient de regagner les côtes européennes, avec une anxiété creuse. Pendant ce temps, nous autres, pareils à des larves de mouches, garrottions de bas en haut, au milieu d'une brousse africaine où tout semblait se dérober dans une sédition désespérée. Il régnait dans cette savane sahélienne, un parfum infâme. Infâme, et néfaste. Le parfum d'une famine, pesée par la mort béante, aspirant nos âmes, les unes après les autres, au travers de tous ces corps agonisants dans une ascèse meurtrie....

 

Trente ans que j'habitais un village perdu, au fin fond de l'Afrique, un continent des plus maudits. Trente ans que j'habitais une cavité damnée, cultivant du teff dans des champs locaux, pour quelques birrs par jour, longeant, ensuite, les rives du lac Langano, avec les rêves d'un petit garçon, au regard vide. C'était la déchéance d'une vie perdue. D’ailleurs, ma vie, qui, lasse d'escompter l'avènement d'un monde meilleur, se décidait, dans un demi-vertige, à braver cette fatalité, par tous les moyens. Désespéré, rongé par la faim, j'avais décidé de partir, un matin d’Avril. Oui, partir, au loin, avec la promesse d'y revenir un jour, peut-être. À ce moment-là, le soleil se couchait sèchement, éclairant mes pensées tourmentées par les obscurités, si maladroitement, que je m’y perdais. Ces rayons d'un pourpre vermeil, étripaient hardiment mes espérances de petit garçon, et pressaient mes désirs d'une vie meilleure, dans une secousse revêche. Je m'en allais, le teint pâle et gonflé, au milieu de cette pénurie d'eau et de pain, avec la peur de ne jamais revoir ma bien aimée. Et Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées, où, rimant au milieu des ombres fantastiques, de mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ; comme disait si bien Rimbaud.....
 

 

On quitta Addis-Abeba, sous un ciel blafard, laminé sous le poids de l’affliction. Un de ces ciels grisants d'orages, asphyxiant en été les provinces de Gojjam, et de Welega, dessèches et stériles, mais désirables encore, avec leurs plaines verdâtres de printemps. Et, dans un silence acariâtre, on monta lentement, en pente, le long du lac Turkana, vers le Tchad. Depuis des semaines qu'on ne grignotait plus, tremblotant à la pensée de n’avoir plus rien à manger. L'air écrasé, on sillonnait notre chemin à travers les artères de la pateline soudanienne, patinant parmi les acacias et les genévriers, un matin de printemps. Là, les feuilles mortes, imprégnées du souffle lointain de la mousson océanique, semblaient respirer l'éternelle promesse de l'infini. Un soir, les passeurs, que la mort ne troublait pas, marmonnaient d'embaucher des travailleurs clandestins, dans des exploitations agricoles, au sud du Maroc. Et, ce fût une interminable odyssée, pour mes compagnons de voyage, et moi. Nebiyu, mon ami, si drôle ; eut l'idée de rêver en grand. " On partira à trois, peut-être tous. Oui, tous. On ira à Tétouan, ou bien à Tanger, avec l'espoir d'en finir avec toutes les injustices de cette vie calomniée" balbutiait-il d'un air joyeux. Déjà on était morts, qu’avions nous à perdre, décidément ? Autant alors tenter notre chance dans les plaines de l’exil, au Maroc, d’un air de jubilation absolue. Car c’était une souffrance cagneuse que d'aller périr en eaux troubles, en essayant de joindre les frontières espagnoles, aux tons austères. Un jour même, On courait les champs du Niger, en se rationnant de maïs, les pieds nus, dans un silence effroyable. On fouillait les berges du lac Sélingué, au Mali, pour y pêcher des poissons Tilapia, qu'on avalait fumés ou, crus. On récoltait des dattes, dans les zones oasiennes, au large de la Mauritanie, avec un courage démesuré. Et on poussait nos rêvasseries plus loin, au creux du désert, à des centaines de kilomètres, jusqu'aux frontières marocaines, au lointain......

 

Le Maroc ! La cité idéale où l'écho des rêves résonne éternellement, caresse nos essences par la richesse de son histoire, par la diversité de sa population, et par le souffle de ses désinvoltures. " Ici, nous sommes libres, nous sommes frères, nous sommes chez nous" murmurait un camarde, d'un ton âpre qui rapetissait les fractions de sa voix éraillée. Ainsi, dans la forêt de Mesguina, sous les étoiles d’Ouranos, on s’était réunis à dix, apitoyés sous une tente, les uns contre les autres, dans un silence accablant. Des fois, l'air était frisquet. Des fois, l'air était chaud. Des fois, la colonne d'air froide soupirait en rafales, faisant éteindre notre feu, dans un élan d’exaspération. Il fallait des heures à un berger allemand pour nous flairer, au fond de cette étendue boisée, Nebiyu, ses cousins, et moi. Entre les cloisons étroites en carton, à terre, sous les branches mortes ; l'écume de l'air pesait comme de la moisissure d'œufs, insufflant aux arbres avoisinants son haleine rance, où se confondait l'odeur de la pisse, au souffle exhalé de notre respiration. Le matin, dès cinq heures, affamés, on se réveillait rapidement, les mains souillées par le sang de nos blessures. Une flambée noire longeait mes nerfs, d'où coulait un filet de bave céruléenne, à l'idée de n'avoir que du pain fermenté, et quelques graines de pois chiche, à manger. Ceux, qui travaillaient dans des exploitations agricoles, se lavaient soigneusement, le sceau d'eau froide sous les pieds, n'osant risquer de n'être propre, pour cueillir des fraises. Tandis que les autres, noyés de fatigue, la marchandise sur les épaules, s'en allaient vers la ville, en essayant d'y vendre des bracelets et des tableaux, pour quelques dirhams, seulement. En ville, on nous dévisageait, d'un air d'amertume, telles des benêts sauvages, voraces, n'ayant plus ni dignité, ni honneur, partout où on allait. Un lot de rancœurs grésillait en eux, semblant nous quémander, ce qu'on faisait chez eux, avec une intensité maladroite. Une rancune insondable. Une rancune noire, et despotique qui s’exprimait dans chaque frémissement….

 

Certains clients, pour éviter de nous payer la marchandise, nous menaçaient de vol auprès des autorités, sous le joug impuissant de l’injustice. Et, jusqu'aux petits groupement d'enfants, joyeux en apparence, ne s'apprêtaient qu'en paroles profanes, d'où le fameux mot d'ordre, " ya l3azzi". Un mot d'une grande violence, répété sans cesse, errant de bouche en bouche, partout où nous allions. Réduits à ce lot d'humiliations, exténués, les autres vendeurs, au lieu de nous porter secours, nous traitaient ainsi que des pillards, tentant de nous chasser, à coups de sabres, pour ne pas leur faire de l'ombre. Dans cette injustice cahotée, où ne se hissaient que des injures de toutes sortes, il fallait baisser les têtes, vidées par la famine, au milieu de cette apothéose de vexations, de crachats, et de mendicité. Ainsi, les astres rouges s'éclipsaient au loin vers les cieux de Nyame, débitant mes illusions de poète à petit feu. Et, dans l’affliction de mes mélancolies, mon amertume vacillait âprement au gré de mes derniers soupirs, effleurant les abysses de mes cendres avec un souffle inextinguible. À cette vie calomniée, la raison flageolait, délicatement, en déroute au cœur de mon âme, tandis que mes cœurs chagrinés se déchiraient subtilement, englués dans une étreinte éternelle, sombrant à jamais dans les ténèbres d’Ares.......

 

Oui, nous étions noirs. Aussi noirs qu'une nuit ébène, sans étoiles....

 

À la mémoire de tous ceux qui ont été victimes d'une injustice, et de racismes, 

À la mémoire de mes camarades de route, puissent-ils trouver la paix là où ils se trouvent.

Yamna

 


 

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