Chicago








J'allais à l'école tous les jours. Aussi l'école n’était-elle jamais vide. Il y avait toujours là quelques adolescents aux allures étonnantes, la silhouette séchée, allant et venant avec un mouvement régulier de dealers. D’un air de méfiance, je m'y rendais fréquemment dans l'espoir d'y enseigner les sciences de la vie et de la terre. Les livres étaient là, et j'en saisissais péniblement les mensonges. Boire du lait pour bien grandir disait-on. Bien que mes disciples préférés avaient déjà entendu cela ; par la légère et délicieuse ivresse qu'elle véhiculait, la mahia était sans doute la seule boisson rafraîchissante qu'ils chérissaient. Quelqu'un l'avait apportée de bon matin. Tous la huaient hardiment dans une clameur furtive, qui croissait avec la voix aiguë d'un vendeur de saucisses ambulant. Par bonds violents, les paroles de " lbakhta kya" se mirent à hisser délicatement, au milieu de l'effroyable vacarme, sans aucune considération pour ma présence. Quelques minutes avant la sonnerie, mes élèves, d'anciens combattants névrosés, des malfaiteurs, des bandits, des voyous, des lycéens le jour-vendeurs de hash la nuit, s'étaient relevés de quarante dans une mêlée blafarde et frêle comme des plantes d’hiver….


C'était devenu une affaire d'habitude, je ne travaillais réellement qu'avant l'arrivée de l'inspecteur de l'éducation nationale, et après les conseils de classes, des fins de mois difficiles. L'indifférence était telle chez moi, que, les progrès menaçants de ces vauriens ne m'intéressaient pas. Absolument pas. Il devenait même certain que la logique triompherait d'un pas assuré. Ces pseudo-élèves connaissaient par cœur le processus de fabrication d'une bière : de l'orge, du houblon, une pincée de levure et quelques centilitres d'eau, mais ignoraient tout de la grammaire, de la conjugaison, et surtout des bonnes manières. Il aurait fallu prêter à ces jeunes, toute une attention utopique, dont je ne disposais plus.
Hâlé par la fatigue, je n'avais goût à presque rien. Un de mes élèves avait mis trois mois à comprendre que les sciences de la vie et de la terre n'étaient pas un atelier jardinage, au point que, d'un coup, j'avais perdu foi en l'enseignement tout entier, où, depuis plusieurs années rien n'allait vraiment plus. Des résultats plus que médiocres, des notes alarmantes qui flottaient au-delà des collines de la mort, aucune perspective d'avenir, et une augmentation affolante du nombre d'élèves par classe, ce qui intensifiait en même temps les tensions. Tout fut accueilli d'une grande frénésie, d'une immense colère, et d'un mal être infini, que rien ne semblait guérir...
 

Ces malencontreux restaient perdus et indignes d'avoir un avenir, avec une génération dont la misère allait peut être en faire des gredins, vivant sur un pied de quelques dirhams par jour, déjà arrêtés à leurs premières démêlés avec la justice. Celui-là, Karim, avec ses yeux abattus, blanc d’émotions, avait tenté de poignarder son professeur de mathématique, l'ayant insulté de "mkelekh=idiot". La rancune de ce professeur qui gérait six classes en même temps, ne scrutait que le système éducatif, du métier pénible qu'il y faisait contre une somme dérisoire, de son divorce avec sa troisième femme, mais se résignant pourtant à abandonner toutes les charges contre lui, puisque Karim y était contre l'espoir de sortir sa famille de la misère malgré tout. Celle-là, Rabia, du haut de ses quinze ans, ainsi gagnée par la pénurie, chinait les buissons éloignés, et les ruelles obscures, pour y effectuer des passes, monnayées entre 30 et 50 dirhams. Un argent de plaisir, de nécessite, si vite gagné, mais si vite déboursé. Sa camarade, Hasna, avait plus de chance qu'elle, puisque le bruis avait couru qu'elle se faisait entretenir par un riche saoudien. Il régnait, dans la petite raffermie, plus de secrets et de souffrances qu’on n’en aurait pu attendre d’une bande d’adolescents dissipés, emportés d’un bloc par une colère rougeâtre...


Il tombait, depuis la veille, une pluie torrentielle. Par ces temps embrumés et gris, l'abime de mes réflexions, au fond de ma conscience ternie, était d'une mélancolie affreuse. Le visage brûlant, épris de larmes, je me croyais victime de mon propre sort. Ayant perdu foi, ne voulant plus enseigner, j'avais décidé de démissionner à jamais. À quoi bon d'ailleurs rester ? Comment pourrais-je, dans ce milieu malsain, redresser ces êtres martyrisés, en hommes respectables, renfermant le respect, la raison et le droit de l'honneur ? Tout de suite, je me rendis chez notre directeur du lycée, toujours vêtu d'une blouse blanche, le pressant de propositions afin de tout réformer. Cet homme, grisé par le public, ne put que me conseiller de cultiver quelques heures dans le secteur privé comme la majorité de mes collègues, et de n'utiliser que la force et les injures pour corriger ces pauvres enfants. Quelle étrange façon que d'éduquer des élèves, et d'assumer ses responsabilités. Finalement, ces pauvres victimes n'étaient-elles pas mes disciples au cœur vantard brossé par une tempête noire ? Alors en moi, il y avait eu de brusques palpitations, un effondrement de tous les préjugés, de toutes les volontés, de l'échafaudage laborieux qui, depuis tant d'années, soutenait si fièrement mes résolutions et mon sermon de professeur de plusieurs générations. J'ai d'abord songé à moi, à mes deux enfants ricanant à la vie, à ma tendre femme, puis j'ai songé à ce qu'on m'avait dit une fois " Un professeur influence l'éternité, il ne peut jamais dire où son influence s'arrête."....



« L'honnêteté est le premier devoir du professeur. Sinon, les connaissances aussi vastes soient-elles ne valent rien. »




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